Mélanie Lallet, Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoirs animés, INA, coll. « Médias et humanités », 2020. 

 

Mélanie Lallet, sociologue et Maitre de conférences à l’université de Nantes, est l’auteure d’un premier ouvrage consacré aux dessins animés : « Il était une fois…le genre » (2014) où elle analysait cinq dessins animés français sous le prisme du genre. Dans son nouvel ouvrage, « Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés », Mélanie Lallet opère une analyse de la représentation du genre féminin dans les dessins animés français depuis les années cinquante. Cette enquête repose sur l’analyse de 56 programmes distincts. Parmi ce corpus, on compte 50 programmes sélectionnés par l’auteure en fonction du nombre de versions diffusées (au moins 2) et de la longévité du programmes (supérieure à dix ans). Elle y ajoute 6 programmes supplémentaires qui proposent, selon elle, une lecture particulière de la question du genre. 

L’auteure fait état d’une revue de la littérature des travaux portant sur les médiacultures enfantines(1), avant d’attaquer l’analyse qualitative proprement dite de son corpus. Elle a divisé l’analyse de son corpus en quatre périodes (chacune correspondant à un chapitre) dans lesquelles elle mesure l’inégalité de la représentation genrée des personnages. Elle opère également une analyse nuancée des représentations du genre féminin au sein des programmes diffusés à ces périodes.  

La première période du corpus (1957-1974) se caractérise par un nombre très restreint de personnages féminins (17,9 %). L’auteure souligne par ailleurs que les directeurs de programmes comme les auteurs-réalisateurs sont en grande majorité des hommes. Les personnages des dessins-animés français endossent alors des rôles féminins et masculins plutôt égalitaires. C’est le cas, par exemple, des personnages de Nicolas et Pimprenelle (Bonne nuit les petits) à qui l’on attribue des défauts et qualités similaires et des comportements relativement semblables. Toutefois, l’auteure indique que la production est marquée également par la toute-puissance du héros d’aventure masculin blanc, comme c’est le cas avec la diffusion des Aventures de Tintin (1957-1959) par exemple.  

L’éclatement de l’ORTF et l’ouverture à la concurrence en France conduisent à la professionnalisation voire l’industrialisation de la production de la série animée. Ainsi, la deuxième période du corpus (1975-1989) se caractérise par la multiplication des séries produites ou co-produites dédiées aux très jeunes enfants (Les Mystérieuses cités d’orInspecteur GadgetIl était une fois l’homme…). La proportion de personnages féminins augmente très peu (19,6 %) en comparaison des productions de la période précédente. L’auteure souligne par ailleurs que les productions de cette période mettent en scène un modèle familial traditionnel où le rôle de la figure féminine est restreint aux tâches ménagères et parentales (Petit Ours Brun, Les Triplés…).  

Il faut attendre l’avènement des années 1990 pour voir le nombre de personnages féminins augmenter significativement (25,3 % pour la période 1990-2004), même si la proportion de femmes correspond seulement à 1 personnage sur 4. Les dessins-animés qui caractérisent cette période reflètent, pour une part d’entre eux tout du moins, les évolutions de la société. Ainsi, les représentations de la famille à l’écran évoquent de nouvelles formes familiales (divorce, recomposition familiale) et des rôles parentaux plus diversifiés. Toutefois, l’auteure note que ces formes de représentations s’inscrivent toujours dans un cadre général conservateur. Les nouvelles formes familiales sont présentées comme des « exceptions » à la norme, venant ainsi renforcer les « stéréotypes » de genre et l’assignation des rôles féminins et masculins. Face à la prise de conscience de certains acteurs sur la nécessité de proposer une représentation plus égalitaire des genres, le monde des dessins animés subit en réaction la diffusion de nouvelles versions de dessins animés plus anciens qui prônent des représentations et des assignations fortement stéréotypées telles que Le Manège enchanté, Bonne Nuit les petits, Il était une fois ou encore Lucky Luke. Durant les années 2005-2014, la proportion de femmes représentées à l’écran au sein des dessins animés augmente régulièrement et atteint les 31,3 % durant cette période. Cela est dû notamment au développement de créations originales qui proposent des figures féminines combatives (Totally Spies, Code Lyoko …).  

La qualité de l’ouvrage de Mélanie Lallet tient non seulement à son analyse des représentations mais également au fait qu’elle analyse ces contenus en les mettant en perspective avec une analyse ethnographique des professionnel.le.s de l’animation (chapitre 8) et des entretiens avec les membres de l’association Les Femmes s’Animent (LFA). Là où jusque dans les années 1980, les acteurs de l’animation cumulaient plusieurs casquettes, l’industrialisation du mode de production des dessins animés à partir des années 1990 conduit à une nouvelle organisation du travail qui se traduit par une redéfinition stricte des rôles : auteur.e.s-scénaristes ; réalisateur.trices, technicien.ne.s. Aujourd’hui tous les stades de la production sont examinés et validés par les producteurs et diffuseurs qui peuvent imprégner les contenus de leurs propres présupposés de genre. Toutefois, Mélanie Lallet indique que la redéfinition des rôles a permis aux scénaristes, majoritairement des femmes, d’intervenir en amont dans le processus de création. Au fil de son enquête qualitative, l’auteure constate que les discours des professionnelles témoignent que les concepteur.trices créent des contenus en se fondant essentiellement sur leur propre vécu et ressenti. Ainsi les représentations à l’écran sont le reflet de leur propre expérience de l’enfance ou de ce qu’ils.elles pensent que leurs propres enfants attendent ou devraient visionner. Cela est d’autant plus problématique que le profil des professionnels de l’animation est marqué par une grande homogénéité : sous-représentation des femmes, des personnes non-blanches, des minorités. Au stade de l’écriture des scénarios, certaines professionnelles rencontrées par l’auteure combattent l’homogénéisation des représentations en mettant en place des stratégies de contournement des représentations de genre stéréotypées. 

 Nous soulignons le caractère original de la contribution de Mélanie Lallet à un champ, celui de l’animation, encore peu questionné du point de vue du genre. Bien que la contribution soit originale et stimulante, on relèvera quelques éléments qui pourraient être approfondis. Tout d’abord, l’ouvrage s’appuie essentiellement sur une analyse qualitative ; l’analyse quantitative, quant à elle, se fonde sur le premier épisode de chacune des séries, ce qui nous semble un corpus assez peu représentatif. Ensuite, l’analyse ethnographique auprès de l’association Les Femmes s’animent et des professionnel.le.s de l’animation, si elle permet de dessiner des pistes d’explication des contenus des dessins animés, mériterait d’être approfondie. Enfin, il nous semblerait pertinent d’étendre cette analyse aux dessins animés diffusés sur les plateformes de vidéos à la demande (Netflix, Amazon, Disney + etc ). En effet, ces plateformes proposent aujourd’hui un volume presque inépuisable de dessins animés et dynamisent la création de nouveaux contenus en la matière. L’alimentation régulière de leurs catalogues avec de nouveaux contenus permet-elle aux plateformes de proposer des figures féminines et masculines diversifiées ? Les plateformes renouvellent-elles les représentations genrées ? Un champ qui reste à explorer.  

 

(1) Médiacultures : ce mot-valise créé par Eric Macé et Eric Maigret vise à dépasser l’ordre de légitimité hiérarchique entre les médias et la culture. Eric Maigret (avec Eric Macé dir.), Penser les médiacultures : nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand Colin / INA, 2005.

 

Camille Laville, Conseillère 

Conseil Supérieur de l’Audiovisuel 

Octobre 2021