Regard croisé sur l’étude MAP du CSA

 

Entretien avec Avec Thomas Amossé, administrateur de l’Insee au Cnam (Lise/CEET)  et Olivier Masclet, professeur de sociologie, université de Limoges (Gresco)

 

Comment interprétez-vous les constats de l’étude MAP concernant la consommation de télévision et des nouveaux modes de consommation ? 

L’étude MAP montre que la télévision reste très présente dans les foyers belges, à la fois comme équipement – les foyers sont pratiquement tous équipés d’un téléviseur – et comme canal favori de la réception des programmes. Aujourd’hui, la télévision, c’est, à la fois, pouvoir suivre les programmes diffusés sur les grandes chaines habituelles et choisir les programmes que l’on veut, quand on le souhaite. Ces constats se retrouvent en France. Récemment, le ministère de la Culture a publié les premiers résultats de la dernière vague de 2018 de la grande enquête Pratiques culturelles1 et chargé plusieurs équipes de chercheurs d’en exploiter les données. L’avant dernière vague datait de 2008. Nous travaillons en ce moment sur ces derniers résultats. On cherche à décrire quels facteurs favorisent quels usages de la télévision et comment on la regarde aujourd’hui par rapport aux enquêtes précédentes.  Un premier constat, auquel on pouvait s’attendre, est que la télévision est toujours très fortement liée à la vie quotidienne des ménages. Plus de 9 ménages sur 10 ont un téléviseur et plus de la moitié des ménages en ont au moins deux. La télévision continue d’être vue tous les jours ou presque par 78 % des ménages, soit un peu plus qu’en Belgique. Les ménages qui n’ont pas de téléviseur ou qui disent ne la regarder jamais ou très rarement forment une très petite minorité composée de gens jeunes, vivant plus souvent à Paris et dans les centres des grandes agglomérations et souvent très diplômés. 

Bien sûr, la télévision pâtit de la concurrence d’Internet et des nouveaux écrans comme la tablette et le smartphone. L’enquête Pratiques culturelles révèle un recul très net, entre 2008 et 2018, de la pratique quotidienne de la télévision. En particulier, les jeunes de 18-24 ans se détournent du petit-écran, sans doute pour d’autres écrans plus petits encore. Ce fait ressort aussi de l’étude MAP : les jeunes trouvent dans la VOD payante, à laquelle ils accèdent via leur propre ordinateur, la possibilité d’une autonomisation. C’est une évolution qu’il faudra suivre : ce comportement traduit-il un simple effet d’âge ou un véritable effet de génération ? Si c’est un effet d’âge, les jeunes reviendront vers la télévision au fil de la construction de leur vie professionnelle et familiale. A la fin des années 1960, les adolescents détestaient regarder la télévision avec papa et maman. Mais devenus parents à leur tour, ils ont acheté un téléviseur… Si les jeunes d’aujourd’hui ne reviennent pas dans vingt ans au petit-écran, alors on pourra penser qu’ils se différencient nettement des générations précédentes, qu’ils conçoivent autrement leurs occupations quotidiennes et leur consommations culturelles.  

Le recul de la télévision ne touche cependant pas seulement les jeunes. Les cadres, les professions intermédiaires (les techniciens, infirmières, instituteurs, travailleurs sociaux), les ouvriers et les employés, les non diplômés comme les diplômés du bac et plus déclarent tous moins regarder la télévision que dix ans avant. Mais quand on compare les derniers résultats de 2018 non plus avec ceux de 2008 mais avec ceux de 1997, on est conduit à la prudence dans leur interprétation. En 2018, les Français regardent moins la télévision qu’en 2008. Mais ils la regardent comme ils le faisaient en 1997. On retrouve en 2018 les niveaux qu’on observait en 1997. Quelle leçon en tirer ? Une leçon importante : la nouveauté ne se niche pas toujours dans le plus récent. Entre 1997 et 2008, les Français ont augmenté le temps passé devant la télévision. Ils ont aussi renouvelé leur équipement. Tout un ensemble d’innovations technologiques (télévision grand format, bouquet numérique, TNT…) ont renforcé l’attractivité de la télévision. 2008 est une grande année pour la télévision. Mais en 2018, on retrouve les consommations de télévision qu’on observait avant le grand boom. Les comportements télévisuels retrouvent en quelque sorte un cours plus normal. De ce point de vue, il serait également intéressant d’analyser les constats de l’étude MAP en les replaçant dans une évolution sur ces vingt dernières années. 

L’étude MAP souligne l’effet des variables socio-démographiques sur les comportements télévisuels. Quelle analyse en proposez-vous ? 

Le rapport à la télévision est en effet très différent selon qu’on se situe en amont ou en aval du cycle de vie, mais selon aussi ses avoirs économiques et scolaires. Nous montrons dans notre propre étude l’effet du diplôme et des conditions matérielles d’existence (le revenu, le statut d’emploi, etc.) sur la consommation télévisuelle mais aussi celui, moins perçu, des configurations familiales. Le fait de vivre seul ou en couple, d’avoir des enfants ou pas, joue beaucoup dans la consommation de la télévision et dans la façon de le faire. Un fait qu’on a longtemps observé est en train de changer. Les ouvriers et les employés, qui étaient les plus grands consommateurs de télévision, semblent sinon s’en détourner, du moins trouver à travers d’autres supports de nouvelles formes de distractions et d’occupations quotidiennes. Ils regardent toujours plus longtemps et plus fréquemment la télévision que les cadres et les actifs les plus diplômés. Mais, depuis 1997, on voit aussi que leur consommation télévisuelle se tasse. Elle se rapproche ainsi de celle des catégories favorisées.  

Il est un peu tôt pour analyser complètement ces évolutions. Nous la mettons en relation avec le clivage familial qui traverse aujourd’hui la société française et sépare les catégories favorisées et défavorisées. Les catégories supérieures « font » famille alors que le célibat et la monoparentalité frappent très durement les hommes et les femmes des catégories populaires. Or le fait de pouvoir – ou pas – vivre en couple et entouré d’enfants engage des pratiques télévisuelles très différentes. La télévision favorise le rassemblement familial, certes, mais seulement et seulement si la famille est préalablement rassemblée. Dans les ménages des catégories supérieures où elle l’est plus souvent, la télévision offre la possibilité d’accéder chez soi à différents spectacles : films, séries, divertissements. On peut penser que c’est dans les milieux sociaux les plus intégrés familialement que les nouveaux modes de consommation de la télévision (en particulier la VOD payante), qui ressortent bien de l’étude MAP, sont les plus fréquents. L’étude belge montre qu’un peu plus d’un tiers des ménages recourent à la VOD payante. En France, la proportion est similaire, si l’on en juge par les chiffres de Médiamétrie. Mais les données de cet institut n’étant pas publics, il est difficile d’en savoir plus. Or si l’on veut vraiment comprendre comment ces nouveaux modes de consommation se diffusent, il faut pouvoir les associer aux caractéristiques sociales des ménages, non seulement leur âge, leur niveau de diplôme, leur profession, mais aussi leur statut familial. Dans les ménages composés de personnes seules ou d’adultes vivant seuls avec des enfants – situations plus fréquentes dans les catégories populaires –, la télévision ne peut pas à elle-seule pallier l’isolement et la fragilité du lien familial. Il semble que le tassement de la consommation de la télévision chez les ouvriers et les employés, qu’on observe depuis 1997, ait parmi les causes possibles celle de la moindre possibilité pour eux de faire famille. L’isolement pousse une partie d’entre eux, surtout parmi les jeunes adultes, vers d’autres supports comme la tablette ou le smartphone et vers des contenus numériques dont la réception est plus solitaire. Il faudrait voir si ces hypothèses seraient pertinentes aussi pour le cas de la Belgique.   

Quel regard portez-vous sur les inégalités dans les usages des équipements numériques et nouveaux modes de consommation des médias ? 

On découvre, à travers les constats de l’étude MAP et d’autres similaires, une persistance des inégalités dans l’accès aux équipements numériques et aux nouveaux modes de consommation. Ces inégalités sont d’ordre économique et culturel mais aussi générationnel : elles frappent en premier les ménages aux revenus et aux diplômes les moins élevés et ceux composés de personnes âgées, socialisées à des âges où le numérique n’existait pas. Mais ce qui est étonnant c’est que ces inégalités étonnent. Elles préexistaient au numérique et elles ne disparaissent pas avec lui. Comment le numérique aurait-il bien pu les résorber ? Or beaucoup ont pensé qu’Internet allait un peu magiquement réduire les distances sociales, ouvrir les possibles culturels, hisser les plus âgés au seuil des choses modernes. C’est oublier qu’Internet n’est qu’un outil de communication, puissant certes, mais dont les usages restent fondamentalement dépendants des ressources économiques et culturelles possédées, des habitudes acquises, des raisons ou pas de se l’approprier. Insister sur les inégalités face au numérique a l’intérêt de rappeler la dimension structurelle des écarts entre les individus et les groupes sociaux et les multiples déterminations qui favorisent ou pas l’appropriation d’une nouvelle technologie. Mais ces discours finissent aussi par blâmer celles et ceux qui ne consomment pas ou peu Internet ou qui restent étrangers à la VOD. Ils passent pour n’être pas assez modernes aux yeux de ceux qui, plus jeunes, plus diplômés, plus aguerris à l’informatique et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication imposent leurs propres normes et leurs propres pratiques comme seules valables.  

 

Tous les entretiens autour de l’étude MAP

 

 

 

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