“ »Notre force, c’est la couleur locale »”

 

Entretien avec Jean-Paul Philippot, Administrateur général de la RTBF

 

L’étude MAP du CSA met en exergue que pour une large majorité des enquêtés, les modes de consommation ne sont pas mutuellement exclusifs. Si ces enquêtés ont une source de contenus privilégiée (télévision, VOD payante, etc.), ils opèrent toutefois des combinaisons entre des modes de consommation qui apparaissent comme complémentaires. Quel regard portez-vous sur cette complémentarité des modes de consommation ? Comment analysez-vous la coexistence entre la télévision et la consommation des contenus sur Internet ?

Les citoyens sont de plus en plus multiplateformes. Votre étude est une photographie importante, un instantané, qui mériterait d’être reproduit à date régulière, car dans quelques années, les choses auront encore changé. La question en réalité que tout le monde se pose, c’est de savoir si dans cinq ans, il y aura substitution, ou une conjonction entre la consommation linéaire et non linéaire. Cette question est importante et elle s’inscrit dans une réalité, celle du temps disponible des consommateurs et consommatrices. Notre journée est limitée à 24 heures et on sait que le temps passé à consommer les médias a augmenté. La vraie question, c’est de se demander ce qu’il se passera quand cette élasticité du temps arrivera à saturation par rapport à l’offre disponible et le temps que les gens passent à faire autre chose. Quand on regarde la dernière étude de l’OFCOM, on voit que les anglais passent 58 minutes par jour sur YouTube et là, on ne parle que de YouTube… La BBC a accéléré sa bascule numérique pour répondre aux plus jeunes. Je suis néanmoins convaincu que lorsque nous arriverons à saturation de l’offre et du temps disponible, un modèle ne remplacera pas l’autre. La télévision linéaire ne va pas disparaître. On assistera plutôt à une fragmentation encore plus forte de l’offre et de la consommation, plaçant les challengers toujours plus en difficulté.

C’est le défi des éditeurs comme nous. Ce défi, ce n’est pas de faire des choix, de choisir de se lancer sur une plateforme ou une autre, de choisir un contenu plutôt qu’un autre, mais bien de voir comment on adapte nos outils. Dans notre monde économique nous avons des ressources limitées, alors qu’on doit investir sur les différents canaux sans abandonner la production de contenus. C’est un défi créatif, mais c’est aussi un défi de productivité dès lors que l’on veut produire pour de nouvelles plateformes sans abandonner nos contenus linéaires. Ça serait plus simple si nos études montraient que dans 5 ans la télévision était vouée à s’éteindre. À ce moment-là, le choix est clair. Non ça n’est pas le cas, on aura une offre linéaire encore conséquente et dans le même temps, on devra être présent ailleurs, et de plus en plus largement aussi…

On constate par ailleurs que la consommation de télévision reste importante chez les jeunes : 63 % des moins de 30 ans déclarent consommer quotidiennement de la télévision. La télévision reste un moment de partage. Chez les jeunes, notamment ceux qui vivent chez leurs parents la consommation de télévision se fonde avant tout sur la volonté de passer un moment en famille. Quel regard portez-vous sur ce résultat ?

C’est un résultat qu’il faut à mon sens relativiser, car quand on regarde les chiffres du CIM, qui reposent sur des mesures automatiques semi-passives en télévision et donc très proches des comportements, on voit tout de même que le reach quotidien des médias traditionnels est inférieur à 40% chez les moins de 30 ans, alors qu’il y a quelques années, 60% des 15-24 ans consommaient encore de la télévision. Il y a donc sans doute un impact des deux méthodologies. Votre étude reposant essentiellement sur du déclaratif. Cependant, je trouve ça très intéressant que, dans votre étude, les jeunes déclarent consommer quotidiennement de la télévision. Ça nous apprend une chose essentielle, c’est que la télévision reste un média de confiance pour les jeunes. Même si, dans les faits, ils la consomment moins qu’avant, elle garde une valeur importante pour eux, soit de nostalgie, soit de sérieux et symbolise peut-être aussi des moments marquants. Quand une information importante passe, c’est vers la télévision qu’on se tourne, pas les réseaux sociaux.

Sur la question de la consommation des jeunes, un autre élément qui me semble important c’est le timeshift viewing qui a connu une croissance très rapide ces dernières années. On constate que 22 à 23% des moins de 25 ans regardent effectivement la télévision en différé. Le timeshift viewing pose question en matière de perte de revenus publicitaires parce que les consommateurs peuvent skipper la publicité… En Flandre, la chaîne VTM estime qu’elle perd jusqu’à un tiers de son chiffre d’affaires…

Du côté de l’offre, on observe que si le linéaire tend à délinéariser ses contenus, l’inverse apparaît également vrai. Il est intéressant de relever à ce sujet que Netflix, bien qu’il s’agisse d’un service de VOD payant, a lancé une phase de test en novembre 2020 pour un nouveau canal de diffusion linéaire de certains programmes, appelé Netflix Direct. De son côté, la RTBF via sa plateforme RTBF Auvio vise à s’imposer en tant que nouvelle plateforme de distribution aussi bien sur le linéaire que le non linéaire et a évolué en une plateforme où d’autres contenus sont disponibles : contenus exclusifs produits par la RTBF et contenus d’autres éditeurs de services. Serions-nous en pleine recherche d’une stratégie pour répondre au mieux aux attentes des consommateurs en matière d’usage des modes de consommation ?

Quand on dit que des plateformes comme Netflix se lancent dans le direct, il faut nuancer. Pour l’instant, on est encore au stade de l’essai et la part du direct que proposent les grandes plateformes de streaming reste très marginale. On ne peut pas prétendre être autre chose que ce que l’on est. L’ADN d’un média linéaire, c’est de proposer un contenu gratuit, financé par la publicité, à un public universel sur un territoire donné.  L’ADN d’une plateforme comme Netflix, c’est tout l’inverse, puisque ces dernières proposent un contenu personnalisé aux utilisateurs et payant sous la forme d’un abonnement. La seule chose que nous avons et que ces plateformes n’ont pas, ce sont des chaines de diffusion linéaires. Même si les audiences s’érodent, ces chaînes linéaires restent un marqueur important dans l’imaginaire et dans le quotidien des consommateurs. Ça n’est donc pas étonnant que ces plateformes s’y essayent. De notre côté, nous devons tirer parti de cette force du linéaire.

Ce qui est vrai, c’est que contrairement à hier, nous avons désormais des concurrents sur un même marché qui nous poussent à nous différencier. Le match d’hier consistait à produire des contenus et à les diffuser avec le plus de relais possibles, territoire par territoire. Quand HBO produisait un film, on le retrouvait sur une multitude de plateformes. Aujourd’hui, c’est l’exclusivité des contenus qui prime et qui fait la richesse des plateformes. Hier, nous étions potentiellement partenaire, aujourd’hui l’objectif est de produire et le contenu et sa plateforme unique de diffusion. Il faut donc plus que jamais produire son propre contenu et se différencier. Ce qui change par rapport à hier, c’est que les fournisseurs vont rendre leurs contenus exclusifs en fonction des plateformes. Tous les acteurs vont être sur le même terrain alors qu’avant, ils se différenciaient par leurs canaux de diffusion : cinéma, télévision, etc. Le marché va être bouleversé. Auvio doit rester la plateforme dont les Belges ont besoin.

Plus concrètement, comment se positionne Auvio aux côtés de géants streaming comme Netflix ?

Je pense que le véritable enjeu est de se différencier de ces grandes plateformes et considérer que nous évoluons sur un autre terrain. Nous devons positionner Auvio comme étant une plateforme de contenus originaux, et pas juste une plateforme de replay. Nous devons ensuite nous « différencier » de nos concurrents. Nous devons à tout prix rester local et nous présenter comme la plateforme de référence quand on est belge francophone. Il y aura certainement de nouveaux arrivants sur le marché en provenance d’Asie ou d’Inde et une bagarre aura certainement lieu entre les grandes plateformes et nous n’en ferons pas partie. Il faut laisser ces plateformes se battre. Elles finiront par se cannibaliser, car il n’y aura pas de la place pour tout le monde. De notre côté, nous devons faire valoir notre atout local et le valoriser du mieux possible, car notre force, c’est une force locale. Nos contenus doivent parler aux Belges francophones. Nous devons valoriser nos contenus audiovisuels un peu comme l’épicier du coin valorise la production locale. C’est une richesse dont nous disposons et à laquelle d’autres acteurs n’ont pas accès.

C’est notre ADN que nous devons défendre et nous avons chacun notre ADN. Quand on regarde le catalogue de Netflix chez nous, ou en France ou même en Allemagne, ils proposent plus de 80% d’œuvres anglo-saxonnes. Ça c’est le vrai Netflix. Quand les plateformes comme Amazon obtiennent les droits sportifs de grandes compétitions, c’est effectivement une perte pour les acteurs locaux, mais je pense que nous devons tirer parti de notre statut d’acteur local pour proposer de nouvelles choses et apporter une réponse. Pourquoi pas en mettant davantage l’accent sur des compétitions dans des pratiques sportives qui ont moins d’intérêts au niveau mondial mais des appétits locaux importants. Prenez l’exemple du handball ou du rugby en France, ou encore du biathlon en Scandinavie. Je vois dans ces compétitions une réponse à apporter aux plateformes qui couvrent de plus en plus les compétitions ayant un retentissement mondial.

L’étude révèle que la RTBF Auvio est connue de 71,1% consommateurs de vidéo à la demande (VOD) et utilisée par 57% de ceux qui ont déclaré connaître ce service. RTL Play est connu de 66,4% des consommateurs de VOD et utilisé par 27,6% de ceux qui ont déclaré connaître ce service. Les offres des distributeurs (Proximus, Telenet, VOO,…) sont connues de 76,1% consommateurs de vidéo à la demande (VOD) et utilisées par 60,7% de ceux qui ont déclaré connaître ces services. Selon vous, afin de concurrencer les GAFA, est-ce qu’un rapprochement entre les différents acteurs nationaux serait une piste de solution ?

Il ne faut pas faire des collaborations pour être plus grands. On se trompe de vouloir concurrencer Netflix. Il faut proposer des collaborations qui ont du sens par rapport à nos publics. Si nous voulons qu’Auvio devienne incontournable pour les Belges francophones, nous devons alimenter la plateforme avec d’autres contenus d’intérêt et donc collaborer autour du contenu. Chez nos voisins, il y a des tentatives, comme Streamz en Flandre, Salto en France. On verra si ça fonctionne. Je pense pour ma part que la fusion n’est pas une solution. Il ne faut pas rassembler tous les acteurs et devenir un seul service avec un nom commun. C’est la collaboration autour du « contenu » et la recherche de différenciation qui est fondamentale. C’est avec cette logique qu’on peut espérer devenir un acteur important pour les consommateurs. L’enjeu d’hier, c’était d’être bien placé dans la numérotation des chaînes. Aujourd’hui, l’objectif est que notre application occupe une bonne place sur l’écran d’un smartphone aux côtés des Uber, Netflix et Amazon et d’être bien présents dans les offres des distributeurs dont les services comme Pickx ou sur les App des téléviseurs.

J’ajouterai enfin un dernier enjeu fondamental. Le changement de paradigme, c’est que désormais, nous pouvons dialoguer de manière individualisée avec nos publics alors que la télévision linéaire ne le permettait pas. C’est un changement important. Nous devons travailler impérativement sur les données des utilisateurs et ne pas perdre de vue l’enjeu de la personnalisation. La collecte et la gestion de ces données n’est pas juste une question économique, elle offre un lien personnalisé avec l’ensemble des publics dans un monde où ce sera la règle demain. Sans ces informations, nous ne pourrons plus être des ambassadeurs de contenus locaux et personnaliser notre offre. Pour des services comme Auvio, la collecte et la bonne utilisation des données des utilisateurs est capitale. Auvio doit rester locale, poursuivre sa distribution de contenus de tiers et s’enrichir d’autres saveurs locales pour le consommateur. Il faut être conscient que si des éditeurs comme la RTBF ne se lancent pas dans la course aux données, nous devrons inévitablement un jour les confier à un tiers pour pouvoir continuer à toucher nos publics et dépendre de leurs algorithmes et d’une certaine manière de leurs valeurs. On aura alors des Spotify et compagnie qui nous proposeront leurs services parce qu’eux auront réussi ce pari de connaître et cibler nos consommateurs… Derrière la question des données des consommateurs, il n’y a pas juste un enjeu de protection des données, ce sont des enjeux de cohésion sociale, de pluralisme, de culture et donc de démocratie qui sont concernés.


 

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