“Aujourd’hui, l’auto-régulation de certains acteurs a montré ses limites”

 

Entretien avec Saba Parsa, Vice-Présidente du CSA

 

L’étude MAP a montré que le grand public disposait d’une bonne connaissance et faisait une utilisation significative d’un certain nombre de plateformes. Elle a montré également une perception de certaines comme le prolongement de la télévision, alors que d’autres sont perçues comme des instances sui generis. Elles occupent désormais une place significative dans la chaîne de valeur des médias audiovisuels. Cependant, les différentes plateformes sont soumises actuellement à des règles différentes, notamment en raison du fait qu’elles peuvent très bien avoir leur siège dans des Etats membres relevant de législations parfois moins exigeantes. Dans ce contexte, le CSA recommande le développement d’un régime juridique moderne, adéquat et proportionné, commun à tous les intermédiaires, au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce régime devrait assurer l’égalité de traitement, le « level playing field » et la transparence. Comment voyez-vous cet enjeu ? Pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

La question d’un « développement juridique moderne, adéquat et proportionné, commun à tous les intermédiaires » autrement dit l’établissement d’un « level playing field » n’est ni anodine, ni simple, car elle renvoie au champ d’application du décret service de médias audiovisuels (ci-après SMA), et par extension touche aux compétences du CSA.  

 

Assurer l’égalité de traitement des acteurs ou intermédiaires de services passe, à mon sens par une définition harmonisée notamment de la notion de « service de média audiovisuel », des acteurs qui constituent ces services (éditeurs, distributeurs, intermédiaires, producteurs…) et de la notion de ciblage ainsi que les obligations à charge de ces acteurs, avec suffisamment de flexibilité pour couvrir les réalités actuelles et celles à venir, car le temps numérique est court. 

 

Cette harmonisation doit par ailleurs venir de l’Europe pour éviter les stratégies de forum shopping des acteurs, qui s’établissent dans les Etats-membres les plus permissifs ou les moins gourmands financièrement. 

 

Ce travail est en cours, à l’occasion de la réécriture du décret SMA, en vue d’assurer la transposition de la Directive SMA. J’espère que l’étude MAP alimentera la réflexion des parlementaires notamment par le truchement de nos recommandations. 

 

Les équipes du CSA ont fait un travail remarquable visant à examiner les modes de consommations dont celles des services de médias audiovisuels en Fédération Wallonie-Bruxelles de manière quantitative et qualitative, de sorte que nous avons pu adopter 6 recommandations, à savoir : l’affirmation des plateformes locales ; la régulation des réseaux sociaux ; l’exception culturelle et la « découvrabilité »; l’égalité et la lutte contre les discriminations, y compris la résorption de la fracture numérique et l’éducation aux médias ; les offres illégales ; l’analyse de marché de la Conférence des Régulateurs du secteur des Communications électroniques 

 

Ces recommandations visent toutes, directement ou indirectement, à assurer le « level playing field » et la transparence. Cet enjeu est à mon sens au cœur de nos missions décrétales, à deux égards.  

 

Premièrement, elle nous permet d’assurer le pluralisme des médias et des services de médias audiovisuels, garantissant l’émergence d’une offre médiatique à travers une pluralité des services reflétant la diversité le plus large possible de courants d’expression socio-culturels, d’opinions et d’idées, à l’instar de l’annonce récente du lancement d’un Netflix flamand, Streamz.  

 

Cet enjeu se cristallise aujourd’hui, notamment, autour de la mise en place, dans le projet de décret, d’une contribution financière, proportionnée et non discriminatoire, à la production d’œuvres audiovisuelles et à des fonds nationaux à charge des fournisseurs de services de médias tels que Netflix ou Youtube, dès lors qu’ils « ciblent » des publics sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. 

 

Ensuite la transparence, outre la garantie de pluralisme, permettra d’assurer la protection des consommateurs de médias audiovisuels, par une sensibilisation, voire une éducation du public à l’intérêt des services offerts, aux enjeux régulatoires et l’implication de plus en plus importante des algorithmes et de l’intelligence artificiel dans les modes de consommation de médias audiovisuels.  

 

L’étude MAP a montré que, quelle que soit la tranche d’âge, surfer sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter, …) est un des motifs les plus régulièrement avancés pour expliquer l’utilisation de smartphones, ordinateurs et tablettes simultanément à la consommation de télévision et de VOD (payante et/ou gratuite). Ces évolutions soulèvent des questions sur l’appropriation des nouveaux modes de consommation et de leurs contenus par les jeunes publics. On observe en effet que les jeunes générations sont confrontées de but en blanc à cette profusion de l’offre sans nécessairement disposer des clés de compréhension fondamentales des contenus qui leurs sont proposés. Dans ce contexte, le CSA recommande d’imposer aux plateformes de partage de contenu en ligne certaines obligations afin de lutter contre la propagation de certains contenus. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

J’ai découvert avec beaucoup d’intérêt dans cette étude les modes de consommation des jeunes, mais aussi, avec surprise, l’appropriation genrée des nouveaux modes de consommation des médias, avec une forme d’attachement des femmes aux médias linéaires.  

 

J’ai été encore plus étonnée de découvrir que le grand public n’hésite pas, en même temps qu’il consomme du contenu à la télévision (linéaire) ou à la demande (VOD) à surfer sur les réseaux sociaux et même à y consommer des contenus audiovisuels. 

 

Pourtant les contenus de l’information sur les réseaux sociaux ne sont pas toujours bienveillants, les réseaux sociaux sont souvent des exutoires de haine contre une personne ou un groupe particulier de personnes. Harcèlement sur Facebook, incitation au suicide sur TikTok, atteinte à l’image ou à la pudeur sur Instagram, insultes sur les forums, la violence des propos et des images, les Fakenews, manipulation des votes par la diffusion d’informations suivant l’étude des données à caractère personnel des utilisateurs, (scandale Cambridge Analytica) autant d’exemples qui témoignent d’un besoin d’éducation aux médias, d’analyse critique, et de résilience pour surfer sur les réseaux sociaux en sécurité.  

 

Je tiens néanmoins à rappeler que la nouvelle Directive SMA introduit le concept de plateforme de partage de vidéos (ci-après PPV), comme une nouvelle catégorie dans la régulation audiovisuelle en consacrant la jurisprudence New Media Online de la CJUE. Avec la future version du Décret, la création d’un catalogue de programmes sur Youtube, Facebook Video, TikTok, Twich, ou sur toute autre plateforme de partage de vidéos sera assimilée à une « SMA à la demande », dès que les deux critères constitutifs de qualification de service de média audiovisuel sont rencontrés.  

 

C’est une avancée significative importante, d’autant que l’étude MAP démontre une utilisation accrue de ces réseaux, en pointant notamment que les services de vidéo à la demande les plus connus des consommateurs de VOD, indépendamment de tous critères de prix ou de services, sont les géants internationaux YouTube (connu par 95,8%), Facebook (93,8%), Netflix (93%), Instagram (84,5%), Snapchat (77,1%), Twitter( 74,6%). 

 

Néanmoins, je déplore toujours une absence totale de régulation et de responsabilité dans le chef des plateformes de partage de contenu, telles que les réseaux sociaux de type Facebook notamment s’agissant des «user generated content ». 

 

D’autant que les réseaux sociaux se servent des données comportementales recueillies, en vue d’offrir aux annonceurs publicitaires ou à d’autres acteurs des solutions performantes pour atteindre leur cible, voire même influencer les choix des utilisateurs. 

 

Aujourd’hui l’auto-régulation, sur fond d’adhésion à un Code de conduite européen a montré ses limites. Cette situation est synonyme d’une véritable insécurité juridique tant pour la plateforme que pour ses utilisateurs, mais également d’une asymétrie régulatoire entre les acteurs traditionnels de l’audiovisuel et les nouveaux services. Ce qui nous ramène également à la question du « level playing field », mais sous un angle différent. 

 

Fort de ce constat, le CSA avait déjà travaillé à une note d’orientation contre certaines formes de contenus illicites sur Internet, en particulier le discours de haine, en 2019, dont il faut également tenir compte dans l’examen des recommandations du CSA dans le cadre de l’étude MAP.

 

Je pense que les propositions du CSA dans le cadre de l’étude MAP sont une bonne base, mais il va falloir sans doute un cadre régulatoire plus important, qui viendra sans doute en partie de l’Europe, mais en toute circonstance rappelons que le CSA est habitué à faire cet exercice de régulation de contenu et à garantir les libertés fondamentales. Le CSA doit donc être considéré comme un acteur central de la régulation de ces plateformes.  

 

 Certains acteurs internationaux possèdent une force de frappe totalement inédite, avec des contenus d’une variété infinie et destinés à assouvir les besoins aussi bien du grand public que de groupes d’intéressés ou de spécialistes. Mais face à de – puissants – acteurs internationaux, on voit des opérateurs nationaux ou régionaux s’unir pour tenter de maintenir leur position, s’affirmer ou même s’imposer : voir ces derniers mois les annonces du lancement d’un Netflix flamand (Streamz), de la plateforme gratuite TV5Monde Plus, etc. Dans ce contexte, le CSA recommande de mener une réflexion sur la possible cannibalisation ou balkanisation des initiatives des acteurs locaux. Quels sont les enjeux à l’œuvre ?   

 

En effet, en moins de 15 ans le paysage audiovisuel a fortement changé. Les acteurs internationaux possèdent une force de frappe inédite, tout à la fois éditeurs, producteurs, distributeurs. Avec une force de frappe financière importante, ils sont capables de racheter et cannibaliser l’ensemble des acteurs émergeant qui se mettent sur leur route, voire à évaluer le succès de leurs concurrents pour simplement offrir des catalogues thématiques similaires, conduisant les « pure players » à tristement mettre fin à leurs activités. 

 

Mais force est de constater que l’émergence de ces acteurs, a également stimulé la créativité des acteurs traditionnels qui proposent une offre concurrente qui semble trouver sa place, à l’instar des plateformes comme Auvio, RTL Play, TV5 Monde Plus, Arte, qui se développent à une vitesse inouïe.  

 

Ces initiatives témoignent de l’agilité des plus petits acteurs ou des acteurs locaux et traditionnels à collaborer et trouver leur place sur les supports numériques sans laisser le terrain libre aux grands acteurs que sont Netflix, Amazone Prime Video, Disney+, Apple TV. Ce qui témoigne de la possibilité et du succès de la collaboration dans le développement d’une offre pluraliste, en opposition au modèle des grands acteurs et leur politique de cannibalisation.  

 

Néanmoins, ces plateformes gratuites se financent par la publicité, et notamment l’utilisation des données à caractère personnel dans le ciblage de la publicité et des contenus offerts à l’utilisateur. 

 

En toutes circonstances, à mon sens, l’enjeu principal dans le déploiement de ces plateformes tient dans leur capacité, mais également responsabilité à susciter la découverte de contenus et leur rôle dans le pluralisme de l’offre. En effet, qu’elles soient payantes ou gratuites, les plateformes proposent toutes à leurs utilisateurs des suggestions de contenus grâce aux algorithmes de recherche ou de recommandation personnalisée. 

 

Leur modèle économique n’est donc pas sans danger pour les consommateurs et le pluralisme du paysage audiovisuel et nécessitera une attention particulière de nos services. 

 

L’étude MAP a mis en exergue que le rapport aux nouveaux modes de consommation des médias et aux équipements numériques s’inscrit dans des inégalités sociales et de genre. Leur appropriation par les usager.ère.s diffère selon le genre, l’âge ou encore le niveau de revenu de ces dernier.ère.s. Le CSA suggère alors dans ses recommandations d’inclure une réflexion sur l’égalité des chances dans la mise en place de politiques publiques et de projets liés à la transition numérique. Comment voyez-vous cet enjeu ? Pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

C’est un truisme que d’affirmer qu’il est indispensable d’œuvrer à la réduction de la « fracture numérique » à savoir les inégalités dans l’accès aux technologies de l’information et de la communication et dans leur utilisation. 

 

Or l’étude MAP est remarquable en ce qu’elle révèle l’ensemble des facettes de la « fracture numérique », apporte des indicateurs et des chiffres qui alimentent la réflexion sur cette fracture numérique. Ces inégalités trouvent leur source par exemple dans des raisons économiques (coûts), technologiques (absence de couverture) ou d’incapacité des consommateurs (illectronisme). 

 

Les chiffres de l’étude sont parlants, et témoignent à suffisance que les consommateurs de services de médias belges ne sont pas prêts à basculer entièrement dans le numérique. A titre exemplatif, seuls 88,5% des ménages belges situés en région de langue française et en région bilingue de Bruxelles-Capitale possèdent une connexion Internet, autrement dit, 11,5% des ménages ne sont pas connectés à Internet. Plus alarmant encore les chiffres qui révèlent l’illectronisme, (à savoir le niveau de compétences et de connaissances numériques) témoignent de l’impossibilité d’un basculement vers le « tout numérique ».  

 

L’étude MAP a procédé à une analyse de la familiarité à la technologie objectivée par des critères mesurant les compétences des sondés. Cette analyse montre que 43,2% des sondés, (soit plus de 4 sur 10) ont un faible niveau de familiarité objectif à la technologie.  

 

L’enjeu est ici primordial, il s’agit de comprendre comment les choses fonctionnent, savoir communiquer correctement et surfer en toute sécurité afin de développer une culture numérique minimale pour accompagner les progrès technologiques de manière inclusive.  

 

Les besoins en matière de sensibilisation et d’éducation aux médias restent importants et nécessitent un travail de coopération avec le Service du Numérique éducatif (administration générale de l’Enseignement de la FWB), le CSEM, l’Agence du Numérique (Région wallonne) ; mais également des partenaires comme Agoria, le Forem ou Actiris. Il faut également inclure une réflexion sur l’égalité des chances dans la mise en place de politiques publiques et de projets liés à la transition numérique.  

 

Il faut également souligner que le rapport aux nouveaux modes de consommation des médias et aux équipements numériques s’inscrit dans des inégalités sociales et de genre. Il faut dès lors considérer les critères comme le genre, l’âge ou encore le niveau de revenu dans la lutte contre les inégalités d’accès aux ressources numériques. 

 

Ainsi, force est de constater que les femmes de plus de 70 ans avec de bas revenus (pension minimale, …) sont les plus impactées par la fracture numérique dans leur consommation de médias audiovisuels, qui reste très traditionnelle.  

 

Ce qui nous amène à aborder la question de l’égalité de genre dans la fracture numérique. 

 

Force est de constater que l’usage des nouvelles technologies est sexué, il s’inscrit dans des rapports de genre, qui sont avant tout des rapports de pouvoir. De nombreuses études témoignent de « stéréotype d’inscription de la technique dans l’univers du masculin. ». Un stéréotype d’autant plus regrettable qu’il ne s’appuie pas sur des facteurs biologiques. Dans ce cadre, la sensibilisation (socialisation) et l’éducation des jeunes filles aux technologies est une question importante. Les idées ne manquent pas : Girl for Raspberry, ….  

 

Je tiens par ailleurs à souligner l’expertise du centre de recherche du CSA, dans l’examen des égalités (ou inégalités) de genre au sein du secteur, et la réalisation d’étude sur les métiers de l’audiovisuel et les stéréotypes genrés dans les communications commerciales, qui doivent également alimenter la réflexion sur l’égalité des chances dans la mise en place de politiques publiques et de projets liés à la transition numérique.


 

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