Selon vous, comment faut-il questionner les inégalités de genre au sein de l’environnement professionnel ?  

Il me semble essentiel d’inscrire le discours des professionnel.le.s dans leur cadre de compréhension des situations qu’ils ou elles vivent. Pour cela, il faut analyser comment ils.elles relatent les expériences d’inégalité qu’ils.elles ont vécues. Les professionnel.le.s essaient de mettre des mots sur les situations qu’ils ont vécues pour les rendre intelligibles. Il faut analyser quel est le cadre de compréhension qu’ils.elles construisent. Aller au-delà des sentiments qu’ils.elles disent ressentir pour analyser comment ils.elles mobilisent un cadre de référence, au sens d’Erwin Goffman, qui influe sur leurs expériences, et en quoi il est révélateur de socialisation professionnelle et personnelle, de ressources cognitives (lectures, cours suivis durant leur formation initiale, etc.). Il faut donc analyser les parcours biographiques des répondant.e.s, l’âge, leur appartenance de classe, les conditions d’accès, leurs formations, la profession des parents, les aménagements vie privée-vie personnelle qu’ils.elles mettent en place, etc. Les ressources que les femmes vont mobiliser pour construire des stratégies pour faire face aux situations de sexisme ne vont pas être les mêmes selon leur socialisation, leur trajectoire mais aussi selon les équipes dans lesquelles elles exercent leur activité professionnelle. 

A ce propos, il serait pertinent d’analyser les figures d’exception : les femmes qui sont parvenues à des hauts niveaux hiérarchiques ou dans des bastions où il n’y a que des hommes. Certes elles sont exceptionnelles parce qu’elles sont là où statistiquement elles avaient peu de chance d’y être, toutefois même l’exceptionnalité résulte en partie d’une construction de la domination masculine. Il ne suffit pas d’en faire des exceptions ou des héroïnes. Il faut questionner les modalités selon lesquelles elles sont arrivées à ces positions et le coût que l’accès à ces postes représente pour ces femmes, mais aussi leur trajectoire socio-biographique. Je renvoie notamment aux travaux d’Emmanuelle Zolezio sur les femmes chirurgiens (Emmanuelle Zolesio, Chirurgiens au féminin ? Des femmes dans un métier d’hommes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012). E. Zelazio démontre comment à travers l’analyse de leur sociobiographie, elles sont parvenues à ces fonctions. Comment par exemple, l’une d’entre elles, a eu un père militaire et que son éducation lui a permis de s’adapter dans un milieu professionnel d’homosociabilité masculine, à faire face à l’ambiance des salles de garde des hôpitaux, aux blagues sexuelles et sexistes.  

 

Quel regard portez-vous sur le concept de « plafond de verre » ?  

La notion de plafond de verre n’est pas une notion statique. Le plafond de verre n’est ni unidimensionnel, ni horizontal. Ce qu’il est intéressant d’analyser c’est comment, à chaque moment de leur carrière, les femmes sont toutes confrontées au plafond de verre, c’est-à-dire à des obstacles d’avancement dans leur carrière. Cependant, ceux-ci ne sont pas les mêmes selon le stade de la carrière professionnelle et la position que l’on occupe dans le champ professionnel (contrat de travail, statut de l’employeur, légitimité professionnelle du média pour lequel on travaille, etc.). S’il y a des logiques structurelles de domination, celles-ci ne vont pas s’incarner de la même manière au sein des différents métiers, des différents niveaux hiérarchiques, mais aussi sur les personnes d’une même équipe.  

 

Quels sont les mécanismes d’assignation ? Comment fonctionnent-ils ?  

On parle d’assignation pour évoquer les mécanismes collectifs par lesquels on dicte à un individu sa position dans une société donnée. Elle renvoie à des normes c’est-à-dire des conventions, des règles sociales qui définissent ce qu’est censé être un homme, une femme, leurs activités et leurs qualités respectives, la manière dont il.elle est censé.e se comporter dans les relations interpersonnelles par exemple. Les assignations genrées s’appuient souvent sur des processus de naturalisation et de biologisation des identités de genre. Pour construire ces assignations de genre, les sociétés se saisissent de différences qui peuvent être biologiques entre les hommes et les femmes, pour construire des conceptions du masculin et du féminin ainsi qu’une représentation asymétrique des rapports de genre (les hommes maîtrisent leurs émotions, les femmes sont émotives).  

Les assignations, ce n’est donc pas seulement une question de socialisation à des normes, elles structurent aussi des rapports de pouvoir. Dans les entreprises, par exemple, il existe des mécanismes formels et informels par lesquels le collectif va rappeler sans cesse à un individu le genre auquel il est censé appartenir. Cela peut se manifester à travers les processus d’attribution des sujets, les responsabilités, les modalités de prises de parole lors de la conférence de rédaction, etc. Ainsi, on va présupposer que c’est là sa place et on va sans cesse lui faire comprendre qu’il doit se comporter et agir conformément aux normes du genre à l’œuvre dans la rédaction.  

 

Comment réduire les inégalités genrées au sein de l’environnement professionnel ?  

On ne peut pas changer durablement et de manière pérenne les assignations, les inégalités et les discriminations genrées sans repenser l’organisation du travail. Et on ne peut pas faire peser l’entière responsabilité des discriminations et inégalités genrées sur les professionnel.le.s de base. On ne peut pas à la fois dire aux journalistes : « ça ne tient qu’à vous de faire que votre traitement de l’actualité, vos relations avec vos collègues et vos sources d’information soient moins inégalitaires et discriminants en termes de genre », tout en maintenant une culture de la concurrence de tous contre tous dans les rédactions, de la recherche du scoop pour se démarquer de la concurrence mais aussi de ses collègues. Cette culture de l’hyperconcurrence va à l’encontre du travail collaboratif et de la prise en compte d’autrui avec ses altérités. L’entreprise doit se questionner sur son cadre d’organisation du travail, ses objectifs, la place des journalistes, l’information que l’on veut produire, tout cela pour que cela soit le moins discriminant. 

Il y a des organisations du travail qui vont être plus ou moins favorables à l’égalité genrée. Nous avons mené une étude sur les journalistes politiques avec Eugénie Saitta (Damian-Gaillard, Béatrice ; Saitta, Eugénie, Les transformations du journalisme politique : reproduction et subversion des rapports de genre, Recherches féministes, n°33, août 2020, pp. 233-250) au cours de laquelle certaines journalistes nous indiquent qu’elles peuvent d’autant plus s’organiser contre le sexisme dans les relations aux sources qu’elles sont dans des rédactions informées sur et sensibilisées à cette question, dans lesquelles elles vont bénéficier de soutien de la part de leur encadrement et de leurs collègues ; d’autres sont contraintes de les taire.