Quels constats avez-vous observés quant à l’accession des professionnelles aux postes à haute responsabilité ?  

Camille  Laville : Au début de notre recherche, nous avions formulé l’hypothèse selon laquelle les femmes auraient difficilement accès aux postes à responsabilité tant du point de vue du middle management que du top management. Au cours de notre enquête, nous avons constaté que les femmes étaient sous-représentées au sein du personnel de la grande majorité des éditeurs de services de médias audiovisuels. Pour analyser précisément la répartition des hommes et des femmes au sein de l’échelle hiérarchique, nous avons distingué cinq niveaux hiérarchiques distincts au sein des SMA de l’exécutant.e. au/à la top manager. Les résultats obtenus traduisent très clairement une répartition inégale des hommes et des femmes au sein des différents niveaux hiérarchiques. Plus on monte dans l’échelle hiérarchique et moins les femmes sont présentes. L’analyse d’un échantillon de plus de 700 profils LinkedIn issus de 3 groupes de médias montre qu’au premier niveau hiérarchique, les femmes représentent 38,68 % des professionnel.le.s, au deuxième niveau hiérarchique elles représentent 34 % de l’effectif, au 3ème niveau hiérarchique, elles représentent moins d’un professionnel sur quatre (22,06 %). Et quand on atteint les niveaux les plus élevés, les quatrième et cinquième niveaux, elles rassemblent seulement 9,10 % des professionnel.le.s. 

 

Comment expliquez-vous les difficultés que les femmes rencontrent à percer le plafond de verre ?  

Thomas Pierard : Nous avons identifié plusieurs freins qui entravent l’accession des femmes à des postes à responsabilité dans les métiers de l’audiovisuel et les ressources humaines des éditeurs de SMA. Le premier frein se traduit par la surreprésentation des hommes aux postes de manager.  De ce fait, les évaluations professionnelles des femmes sont majoritairement effectuées par des hommes. Ainsi, seul.e.s 23,07 % des répondant.e.s à notre questionnaire indiquent avoir une ou plusieurs femmes comme évaluatrice(s). Le deuxième frein que nous avons identifié est corrélé à la surreprésentation des hommes au sein des espaces de pouvoir.  En effet, celui-ci conduit à un mode de management régi principalement par des codes « masculins ». Enfin le plafond de verre est renforcé par les modes de sociabilité informels : l’entre-soi et le réseautage faciliteraient la cooptation masculine. La conjonction de ces trois freins conduit les femmes à connaître une progression hiérarchique plus faible que celle des hommes. En conséquence, elles bénéficient d’une rémunération et d’avantages moindres que les hommes. 

Camille Laville : Nous avons identifié deux autres mécanismes qui freinent l’accession des femmes aux postes à responsabilité. C’est, d’une part, le présentéisme sur le lieu de travail et l’hyper-disponibilité qui sont peu compatibles avec les contraintes familiales. Or, les femmes assument encore aujourd’hui l’essentiel des tâches domestiques et parentales. D’autre part, les femmes étant sous-représentées aux postes de manager, certaine d’entre elles seraient confrontées à un manque de légitimité et de prise en considération de leur parole lorsqu’elles occupent, elles aussi, des postes à responsabilité ou lorsqu’elles affichent la volonté de progresser dans la hiérarchie. Les femmes qui occupent des postes à responsabilité se retrouvent donc en position minoritaire vis-à-vis des hommes. Elles vont devoir négocier en permanence avec leurs contraintes personnelles et familiales et les stéréotypes associés à leur identité de genre pour pouvoir se maintenir à ce niveau de pouvoir. 

 

Abordons maintenant la question de la conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle. Que faut-il retenir de votre étude en la matière ?  

Thomas Pierard : Lorsque nous avons débuté notre recherche, nous avons formulé l’hypothèse que le poids des contraintes parentales et domestiques pèserait tant sur certaines professionnelles qu’elles conjugueraient difficilement vie privée et vie professionnelle. Et nous avons constaté qu’effectivement les modes d’occupation professionnels des femmes ne sont pas les mêmes que ceux des hommes. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à exercer à temps partiel. Par exemple, au sein des SMA de plus de dix personnes que nous avons analysés, 21,74 % des hommes sont à temps partiel pour 40,05 % des femmes (source : Bilan social 2018). Grâce à notre questionnaire, nous avons également constaté que les hommes sont plus nombreux que les femmes à exercer sur des plages horaires atypiques : 22,95 % des femmes et 32,68 % des hommes indiquent exercer leur métier souvent voire toujours le matin avant 6h00. 

 

Concrètement, quels sont les obstacles rencontrés par les femmes pour concilier leur vie privée et leur vie professionnelle ?   

Camille Laville : Nous avons identifié trois principaux freins. Cela tient d’abord à la répartition inégale des tâches au sein du couple. Les femmes les assument davantage que les hommes et cela génère une augmentation de la charge mentale pour certaines femmes. Lorsque l’on interroge les répondant.e.s au questionnaire sur la perception de la répartition des tâches domestiques et parentales au sein du couple, on constate par exemple 33,56 % des femmes et 5,76 % des hommes déclarent que la responsabilité est partagée mais qu’il/elle en fait plus que son ou sa partenaire. Certaines femmes qui disposent des ressources financières et familiales délèguent la prise en charge des tâches personnelles et parentales à des tiers (membres de la famille, baby-sitter). Nous avons également constaté qu’en cas de séparation avec leur conjoint.e, la garde alternée constitue parfois un facteur favorisant une plus grande adéquation entre la vie professionnelle et la vie privée. Les femmes investissent alors pleinement la sphère professionnelle la semaine où elles n’ont pas la garde des enfants. 

Thomas Pierard : Le second frein que nous avons identifié est la fréquence des horaires atypiques qui caractérise l’activité des professionnel.le.s des médias. Certaines femmes renoncent aux horaires atypiques au profit de leur conjoint.e. et ainsi ne bénéficient pas autant que les hommes de la contrepartie financière qui y est associée. Cela peut aussi constituer un frein à leur progression hiérarchique puisqu’ainsi elles ne sont pas en mesure de faire preuve d’une « hyper-disponibilité » qui constitue pourtant une marque d’engagement professionnel. Enfin, la maternité constitue un troisième frein.  L’accès à la maternité semble fréquemment vécu comme difficilement conciliable avec l’exercice d’une activité professionnelle dans l’audiovisuel et avec une progression hiérarchique. Au sein de notre questionnaire, trois fois plus de femmes salariées (25,41 %) que d’hommes salariés (7,58 %) sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle le fait d’avoir des enfants les ont pénalisés sur le plan professionnel. Alors, lorsque les femmes n’ont pas de charge parentale, une partie d’entre elles tend à reporter la maternité pour poursuivre leur carrière. D’autres professionnelles ayant des enfants à charge vont entamer une reconversion professionnelle dans un secteur d’activité aux horaires plus « traditionnels ». Certaines envisagent une reconversion professionnelle ou une réduction conséquente du temps de travail pour conjuguer maternité et emploi au sein de l’audiovisuel. 

 

Dans votre rapport de recherche, vous évoquez la « ségrégation horizontale ». A quel phénomène faites-vous référence exactement ?  

Thomas Pierard : En effet, nous avons constaté que les femmes font l’objet d’une ségrégation horizontale, qui les confine à des contenus, des métiers et des fonctions spécifiques. Nous avons notamment constaté que certains métiers tels que cameraman.woman, technicien.ne son, coordinateur.trice technique ou réalisateur.trice semblent en majorité dévolus aux hommes, quand d’autres, tels que scripte par exemple, semblent être l’apanage des femmes. Dans notre analyse des profils LinkedIn issus de l’ensemble des SMA analysés, parmi les réalisateurs et réalisatrices, 92,30 % sont des hommes et 7,69 % sont des femmes. Parmi les cameraman et camerawomen, 15,38 % sont des femmes et 84,61 % sont des hommes. 100 % des scriptes sont des femmes (9).  

Camille Laville : L’autre constat que nous faisons est propre aux journalistes pour qui la ségrégation se fait davantage en termes de contenus. Les matières comportant une dimension sociale-sociétale telles que la santé, l’éducation, la société sont davantage couvertes par les femmes. Dans notre questionnaire, une femme sur deux affirme traiter régulièrement des sujets société (57,50 %), quand c’est le cas d’un peu plus d’un homme sur trois (37,78 %). En revanche, les hommes sont proportionnellement plus nombreux que les femmes à traiter régulièrement des thèmes technologies, actualité nationale et internationale, sport et médias. Dans notre questionnaire, 28,89 % des journalistes hommes déclarent traiter régulièrement le sport, c’est le cas de 12,50 % femmes journalistes.  

 

Comment expliquez-vous ce phénomène de ségrégation horizontale ? 

Thomas Pierard : Ce qui nous a interpellés, c’est que les professionnel.le.s semblent confronté.e.s dès leur parcours de formation à un discours fortement genré de la part de leurs enseignants, des responsables de la formation et de leurs collègues. Et cela perdurerait durant leur carrière professionnelle proprement dite. Lorsque les femmes intègrent le marché professionnel, elles constatent que l’attribution des fonctions au sein de leur entreprise est souvent encore fort conditionnée par une essentialisation du genre. 

Camille Laville : Et cela n’est pas sans conséquence pour les femmes. Nous avons constaté que pour contourner cette répartition genrée des métiers et des contenus, les femmes doivent davantage que les hommes prouver leurs compétences et leurs savoirs pour convaincre leurs collègues et leurs supérieur.e.s hiérarchiques. Quand elles sont à l’antenne, elles seraient aussi soumises à de fortes injonctions tant dans la posture qu’elles doivent revêtir que du point de vue de leur apparence esthétique. Quand elles parviennent à intégrer un espace professionnel où les hommes sont surreprésentés, on remarque que les femmes tendent fréquemment à « accentuer » ou alors à « effacer » partiellement leur identité de genre.  

 

Dans votre étude, vous abordez également les manifestations sexistes, discriminations et violences auxquelles peuvent être confronté.e.s les professionnel.le.s. Quels constats avez-vous faits ?  

Camille Laville : En effet, c’est une part non négligeable de notre étude. Nous avons constaté qu’une part conséquente des professionnel.le.s interrogé.e.s indiquent avoir fait l’objet de discrimination ou de harcèlement au travail. A la question : « Avez-vous déjà été victime de discrimination ou de harcèlement au travail  ?  », une femme sur trois (33,33 % soit 83 femmes), et d’un peu moins d’un homme sur dix (7,74 % soit 12 hommes) répondent par l’affirmative. Par ailleurs, une femme sur trois (33,94 %) et un homme sur cinq (20,83 %) répondent également positivement à la question : « Avez-vous déjà été victime, témoin ou informé.e de harcèlement sexuel au sein de votre entreprise ? ». 

Thomas Pierard : Cela peut revêtir différentes formes : des paroles, des gestes et des comportements. En termes de paroles sexistes, nous avons relevé plusieurs motifs distincts : la condescendance, la sexualité, les compétences intellectuelles et humaines, et la maternité. Mais au-delà des paroles, les professionnel.le.s peuvent être amené.e.s dans le cadre de leur travail à faire l’objet de violences, qui peuvent se traduire par du harcèlement moral, du harcèlement sexuel, des agressions physiques et sexuelles. 

Camille Laville : Ajoutons aussi que les professionnel.le.s de l’audiovisuel peuvent également faire l’objet de manifestations sexistes, de discriminations ou de violences de la part des acteurs extérieurs qu’ils ou elles sont amené.e.s à rencontrer dans le cadre de leur activité professionnelle. Et cela peut également prendre la forme de harcèlement en ligne, particulièrement pour les journalistes. 

 

Dans votre étude, vous parlez de « prisme de perception différenciés » pour les hommes et les femmes. Qu’est-ce que cela signifie ?  

 

Thomas Pierard : En effet, fréquemment les hommes et les femmes ne développent pas la même perception des inégalités de genre au sein de leur entreprise ou de leur milieu professionnel. Dans notre étude, nous constatons que, d’un point de vue quantitatif, les hommes sont toujours plus nombreux que les femmes à ne pas avoir connaissance des situations de sexisme envers les femmes ou de violences faites aux femmes que nous avons avancées. Ils sont moins nombreux que les femmes à se dire victime ou témoins de situations de discrimination ou de harcèlement au travail. Enfin, les hommes salariés ont davantage que les femmes le sentiment de pouvoir s’ouvrir sur les questions de harcèlement et de discriminations sans crainte des répercussions négatives dans leur entreprise. 

Camille Laville : Et lorsqu’on analyse la situation d’un point de vue qualitatif, on constate que les hommes sont assez nombreux à témoigner d’une perception partielle des inégalités de genre : ils n’ont pas connaissance de situations de discriminations ou de harcèlement, ils disent ne pas identifier d’obstacles particuliers. Pour certains, il s’agit même d’un « impensé ». 

 

Comment se positionnent les professionnelles lorsqu’elles doivent faire face à ces manifestations sexistes, discriminations et violences que vous évoquez ?  

Camille Laville : On voit que les femmes vont adopter des positionnements différents. Certaines femmes vont faire le choix de « l’intériorisation ». Elles considèrent alors que ces manifestations sexistes, violences et discriminations sont quelque part constitutives de leur milieu professionnel. D’autres vont excuser ou minimiser ces manifestations sous couvert de l’humour. 

Thomas Pierard : On a également identifié que certaines femmes vont faire silence et s’invisibiliser, soit parce qu’elles sont paralysées par la situation et dans l’incapacité de réagir, soit parce qu’elles choisissent de faire silence. Parmi elles, certaines femmes vont opter, consciemment ou inconsciemment, pour une stratégie de masculinisation.  

Camille Laville : Enfin, certaines femmes vont choisir de résister. Elles vont alors retourner les remarques contre leurs auteurs et les affronter. Ce positionnement les conduit parfois à être stigmatisées, elles sont alors accusées d’être « coincées ». Certaines vont alerter la hiérarchie. Ce positionnement n’est pas toujours sans risque pour elles. Résister et dénoncer les faits à leur hiérarchie peut, parfois, réduire leurs opportunités professionnelles voire générer la perte du poste ou le départ volontaire de l’entreprise.