Vincent Yzerbyt est Professeur à la faculté de psychologie de l’UCLouvain. Il revient pour le CSA sur les questions de stéréotypes et de biais inconscients et explique leurs liens avec les inégalités. Vincent Yzerbyt analyse également les mécanismes qui sous-tendent des perceptions souvent différentes des inégalités par les hommes et les femmes. Il examine enfin les processus alimentant et découlant de la ségrégation verticale.
Une des clés de lecture des inégalités de genre mises en exergue dans le rapport réside dans les stéréotypes et les biais inconscients. Pourriez-vous définir ces notions ? Quel est selon vous leur lien avec la discrimination et les inégalités ?
Un stéréotype peut être défini comme un ensemble de savoirs que l’on a développés, du fait de notre culture, à propos des catégories sociales qui nous entourent. Par exemple, tout le monde entretient une série d’opinions et de croyances à propos de ce qui caractérise les hommes et les femmes.
En nous permettant, en l’absence d’autres informations, d’identifier des éléments potentiellement pertinents et de guider ainsi nos actions, les stéréotypes sont bien évidemment importants et utiles. Néanmoins, ils ont également tendance à classer les individus dans des cases, qui deviennent parfois immuables.
Une des caractéristiques des stéréotypes concernant les hommes et les femmes est qu’ils sont particulièrement distincts : les femmes sont globalement associées à une idée de sociabilité, de souci de l’autre, de « care », on parle de communion ou encore de chaleur ; les hommes sont quant à eux assimilés au pouvoir, à l’assertivité, l’assurance ou l’ambition, la recherche utilise les termes d’agentisme et de compétence. Ces deux univers colorent très fortement notre représentation des hommes et des femmes, ce qui peut s’avérer problématique. En effet, ancrés depuis toujours dans notre culture et notre éducation, ces stéréotypes sont prêts à surgir de manière automatique dès la moindre perte de vigilance, alors même que l’on pensait les avoir écartés. En réalité, nous sommes constamment sous l’emprise de ces connaissances, profondément inscrites sur le plan culturel, parfois même sans nous en rendre compte. C’est ce que recouvre la notion de biais inconscient.
Les stéréotypes peuvent-ils avoir un effet de « prescription » auprès des femmes et des hommes ?
Les stéréotypes revêtent effectivement un double aspect. D’une part, ils nous informent sur les caractéristiques d’une catégorie, permettant de la différencier d’une autre (« ce qu’est probablement un homme », ou « ce qu’est probablement une femme », par exemple). Ce premier aspect pourrait être qualifié de descriptif. D’autre part, les stéréotypes revêtent un deuxième aspect, plus gênant, que l’on pourrait identifier comme prescriptif : plus qu’un simple portrait, les stéréotypes nous incitent à estimer que les membres d’une catégorie donnée doivent absolument ou, au contraire, ne peuvent en aucun cas, accomplir certaines actions, adopter certains comportements, pour pouvoir en faire partie. De cette manière, on va avoir tendance à penser que les hommes ou les femmes doivent faire telle ou telle chose pour être de « bons » hommes, de « bonnes » femmes, ou au contraire ne pas faire telle autre chose, sous peine de subir des sanctions sociales de la part de leur partenaire ou de leurs collègues. Cet aspect prescriptif des stéréotypes est problématique en ce qu’il enferme les personnes – ici, les hommes et les femmes – dans un moule particulier.
L’étude illustre que les hommes et les femmes ont fréquemment des perceptions différentes des inégalités et des obstacles rencontrés par les femmes au cours de leurs trajectoires professionnelles. Vous faites le lien avec la notion de privilège. Qu’est-ce qu’un « privilège de groupe » et comment cela fonctionne-t-il ?
Dans l’organisation d’une société, les différents groupes occupent des positionnements sociaux distincts, se plaçant à différents niveaux dans la hiérarchie. Concernant les hommes et les femmes, on observe une stratification entre ces deux groupes : ils ne se positionnent pas au même endroit dans la société.
Or, on constate qu’il existe une sorte d’aveuglement à propos de cette différence de positionnement : les membres des catégories occupant des positions subalternes ou dominées n’ont pas toujours accès à une pleine visibilité de leurs différences. Ces personnes ont en effet tendance à comparer leurs privilèges, ou absence de privilège, non pas à ceux des autres groupes, mais à ceux des personnes se trouvant à l’intérieur de leur propre catégorie : les femmes vont par exemple comparer leurs salaires et avantages professionnels aux salaires d’autres femmes, mais pas à ceux des hommes. De la même manière, les hommes seront amenés à considérer leur position et les avantages dont ils bénéficient comme naturels et évidents, car comparés à ceux d’autres hommes. Cet aveuglement est particulièrement notable dans les stéréotypes de genre, ces deux catégories connaissant chacune, pour des raisons légèrement différentes, une invisibilisation de leurs privilèges, ou absence de privilège.
On observe dans l’étude un phénomène de ségrégation verticale : plus on s’élève dans la hiérarchie, moins les femmes sont présentes. Comment analysez-vous ce phénomène et les conséquences que celui-ci peut avoir sur le positionnement des femmes ?
On observe de manière très claire une déperdition du nombre de femmes dans la hiérarchie des organisations, des entreprises ou de la société en général. On assiste à un double phénomène de « tuyau percé » (le nombre de femmes diminuant au fur et à mesure que le niveau hiérarchique s’élève) ; et de plafond de verre, les femmes semblant se heurter, à un certain stade de leur évolution professionnelle, à une paroi invisible quasiment infranchissable.
Différentes causes peuvent être identifiées à ce phénomène, tant formelles qu’informelles. Au rang des éléments formels, on retrouve, par exemple, l’organisation du travail, les moments choisis pour les réunions ou encore l’organisation des congés. Outre ces aspects structurels, on note également des éléments plus informels, comme la possibilité de réseauter : ayant moins souvent que les femmes la charge des enfants, les hommes ont en général la possibilité de se rendre plus souvent et de rester plus longtemps au bureau, de rencontrer plus de gens, d’échanger davantage. Tant ces conditions formelles qu’informelles compliquent l’accès, pour les femmes, aux échelons plus élevés de l’entreprise.
Outre ces éléments, on observe également que les critères d’évaluation du travail sont eux-mêmes fortement empreints de stéréotypes, limitant eux aussi l’évolution des femmes au sein de la hiérarchie. Le modèle d’évaluation des personnes occupant des postes élevés est en effet essentiellement masculin. Les individus ne remplissant pas les conditions strictes de ces caractéristiques masculines sont ainsi peu à peu évincés du système et ne parviennent pas à y survivre suffisamment longtemps pour atteindre les niveaux élevés de l’échelle sociale.
L’étude met par ailleurs en exergue que certaines femmes qui accèdent à des postes élevés développent une conscience de genre dans leur management, mais pas nécessairement toutes. Comment expliquez-vous ce mécanisme ?
Lorsque les femmes atteignent des postes hiérarchiques élevés dans les entreprises, différents mécanismes peuvent être observés.
Le premier est ce que l’on appelle le phénomène de la « reine des abeilles ». Alors que l’on pourrait s’attendre à une certaine solidarité entre les femmes ayant atteint des niveaux élevés et leurs collègues féminines occupant des postes moins élevés, du fait de l’expérience commune des obstacles et des difficultés rencontrées au travail, on observe un mécanisme plutôt contraire : les caractéristiques attendues pour atteindre des postes à responsabilités sont tellement empreintes des stéréotypes masculins associés au pouvoir, que les femmes visant ces positions se mettent à incarner pleinement ces caractéristiques, et à se défaire de leurs caractéristiques propres, pour épouser les attentes et gravir les échelons. Parallèlement, la recherche indique qu’elles ont tendance à considérer les ambitions de carrière de leurs plus jeunes collègues féminines comme peu marquées et insuffisamment solides pour atteindre les échelons supérieurs de l’entreprise.
La combinaison de cette « autodescription masculine » et de la déconsidération des ambitions des collègues plus jeunes amène parfois les femmes au pouvoir à devenir en quelque sorte les meilleures ennemies de leurs plus jeunes collègues, plutôt que d’embrasser la cause de l’égalité de genre au sein de l’entreprise.
L’appellation « reine des abeilles » pouvant prêter à confusion, il est important de noter que ce phénomène s’observe de manière générale dans tous les groupes « dominés » (en termes de genre, de religion, d’origine ethnique, etc.) et n’est pas du tout cantonné aux femmes. Loin d’être la conséquence de caractéristiques liées au genre, ce mécanisme est le résultat d’une structure d’entreprise dans laquelle certains groupes, quels qu’ils soient, ont un accès difficile aux positions supérieures.
Un second mécanisme peut s’observer dans les organisations dans lesquelles une femme accède à un poste élevé : le phénomène du « token ». Celui-ci illustre l’idée selon laquelle la présence d’une personne issue d’un groupe dominé au sein de la hiérarchie d’une entreprise suffit à démontrer l’absence de discrimination au sein de cette structure d’un point de vue plus général. Cette situation est particulièrement compliquée à gérer, car à partir du moment où une femme accède à un poste élevé, les membres du groupe dominant mais aussi du groupe dominé ont toutes les raisons de considérer que le système n’est pas problématique. On va donc estimer que la preuve est faite que les femmes peuvent atteindre les niveaux supérieurs de l’entreprise. Dès lors, la raison pour laquelle d’autres femmes n’y parviennent pas réside uniquement dans leur manque de volonté ou l’absence des qualités requises.
Le danger d’un tel phénomène est que ces « token » découragent en réalité les personnes du groupe « dominé » et justifient la poursuite, par les personnes du groupe dominant, des pratiques en cours.
Ce phénomène pose un problème plus général : contrairement à une organisation qui ne prendrait aucune mesure pour promouvoir l’égalité, il est difficile de considérer qu’un système est problématique quand certaines mesures semblent avoir été prises. Cela explique que, dans les structures où des initiatives de ce type sont adoptées, on arrive rapidement, si on ne maintient pas de façon aigüe l’attention de l’ensemble des membres de l’entreprise, à un sentiment de satisfaction au sein des groupes privilégiés et à une déculpabilisation à l’égard des problématiques de genre : on estime que « le nécessaire a été fait », que désormais toutes les femmes peuvent accéder à la hiérarchie, ou encore que le harcèlement ou les micro agressions quotidiennes à leur encontre n’existent pas, oubliant que les quelques mesures adoptées sont loin d’éliminer toutes les discriminations en matière de genre. Il est essentiel de se prémunir contre ce phénomène.
Selon vous, quels seraient les leviers d’action essentiels afin de promouvoir davantage d’égalité de genre dans les entreprises ?
C’est une question compliquée et importante. Il y a plusieurs éléments :
Le premier levier est, selon moi, l’affirmation explicite par les dirigeants de l’organisation des valeurs d’égalité et d’inclusion. On parle vraiment d’engagement de l’organisation – de commitment – et non pas uniquement de mesures discrètes.
Deuxièmement, je pense qu’il faut nommer des femmes dans des positions de middle management et de cadre pour offrir des « modèles de rôles », singulièrement dans les métiers qui souffrent de ségrégation horizontale et où les femmes se font rares. Et il est important de leur donner un vrai champ d’action, une forte autonomie dans la création de modèles diversifiés. Traditionnellement, il y a un profil de « manager », un profil de « directeur de production », etc. Pourquoi ces profils-là ? Il me paraît important de mettre à mal le « consensus sur le profil », de diversifier la gamme des profils qui rentrent dans les conditions pour accéder à ces postes afin de casser le profil hégémonique du dirigeant masculin.
Enfin, je pense qu’il est utile de souligner l’utilité de programmes de mentorat afin de mettre à mal la ségrégation verticale déjà évoquée. Ces programmes, particulièrement s’ils impliquent des femmes mentores et des jeunes recrues féminines, exercent un effet bénéfique sur un grand nombre d’aspects (sentiment d’appartenance, efficacité etc.), dont le moindre n’est pas de mettre à mal la dynamique de « reine des abeilles ».