Depuis des mois, le CSA veille à rendre compatible les intérêts du public francophone belge et les objectifs de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (directive SMA) en cours de révision. Ces intérêts s’expriment dans un écosystème médiatique très ouvert répondant toutefois aux exigences du pluralisme et de la diversité culturelle. L’actualité récente donne toute leur pertinence aux positions adoptées par le CSA dans la préparation du travail législatif en cours.

 

L’arrivée potentielle de TF1 sur le marché publicitaire belge a suscité des réactions dans le secteur audiovisuel et le monde politique. Si les intentions du premier groupe télévisuel français restent inconnues à ce jour, l’impact potentiel d’un tel ciblage des téléspectateurs belges depuis un autre État de l’Union européenne est potentiellement préjudiciable pour la diversité de l’offre et le pluralisme des contenus adaptés au public de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

 

Au-delà du débat de chiffres, le CSA souhaite mettre en évidence les stratégies possibles dans un petit marché comme le nôtre. Considérant l’impact de celui-ci sur le public, l’audiovisuel est un secteur crucial pour assurer la diversité culturelle francophone et européenne, pour soutenir le pluralisme de l’information dans une société démocratique et pour donner une image du développement social et économique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il faut encore ajouter que l’audiovisuel représente aussi un secteur dynamique de l’économie belge, avec 11.350 emplois en Fédération Wallonie-Bruxelles.

 

Contexte : le débordement français

 

Comme la plupart des petits marchés télévisuels voisins de grands États parlant une même langue (Autriche-Allemagne, Suisse-France-Allemagne, Irlande – UK etc.), la Fédération Wallonie-Bruxelles connaît depuis toujours le phénomène du débordement d’audience : les chaînes françaises accumulent, et de manière significative, une moyenne de 38% de parts d’audience.

 

Ce débordement, qui reste encore difficilement évaluable sur le plan économique, constituait jusqu’ici une sorte de « bonus » offert aux annonceurs des chaînes françaises. Aujourd’hui, forte de ses 15% de parts d’audience en Belgique francophone, TF1 semble vouloir optimiser ses audiences belges via des décrochages spécifiques dont l’ampleur reste inconnue.

 

Cette situation n’est pas inédite[1] mais elle intervient désormais dans un contexte légal différent. Par rapport à des tentatives précédentes, elle s’inscrit dans le cadre de l’intensification du phénomène de libre circulation des services de médias audiovisuels et de la confirmation du « principe du pays d’origine »[2]. Un principe que le CSA et d’autres régulateurs européens souhaitent aménager afin de garantir la sauvegarde du pluralisme des SMA sur les petits marchés audiovisuels.

 

Le principe du pays d’origine est la pierre angulaire du dispositif européen qui a entendu garantir la libre circulation des services de médias audiovisuels. Ce principe évite à un fournisseur de SMA de devoir respecter le cadre réglementaire audiovisuel de plusieurs États auxquels il destine ses services. Malgré les efforts d’harmonisation entrepris au-travers de la directive SMA, ces cadres peuvent être différents, notamment lorsqu’ils comportent des règles plus strictes ou plus détaillées autorisées par cette même directive. L’enjeu est dès lors de le mettre plus en phase le principe du pays d’origine avec un autre principe fondateur de l’Union européenne qui en est même la devise, celui de la diversité culturelle. Un principe étroitement lié au pluralisme des contenus.

 

Répartir différemment la manne publicitaire que représente le marché de la Fédération Wallonie-Bruxelles, par exemple en l’ouvrant à des acteurs étrangers qui ne seraient soumis à aucune contrepartie raisonnable, peut avoir pour effet d’appauvrir la production locale – et singulièrement la production des contenus d’intérêt général, comme l’information locale – qui sera ainsi privée d’une part significative de ses revenus. La menace qui plane sur la diversité de notre paysage audiovisuel est donc bien réelle.  

 

Un marché déjà fragilisé

 

Deux chiffres clés : 29% de l’audience belge francophone et 69% du marché publicitaire en télévision sont captés par des chaînes qui visent notre territoire sans se conformer aux règles spécifiques fixées par le Parlement de la FWB en matière d’audiovisuel (réglementation publicitaire, accessibilité des programmes aux personnes à déficiences sensorielles, contribution à la production audiovisuelle).

 

 

En pratique, ceci engendre une distorsion de concurrence néfaste pour les chaînes qui sont soumises à la régulation belge francophone et qui considèrent, à juste titre, qu’elles doivent développer leur activité dans un lien minimal, économique, social et culturel, avec le marché qu’elles ciblent.

 

Trois facteurs fragilisent le marché télévisuel belge :

  • le débordement français évoqué plus haut (35% pdm) ;
  • la délocalisation au Luxembourg, dont la réalité est contestée par le CSA, des trois chaînes du groupe RTL, le plus grand opérateur privé actif en Belgique francophone (25,2% pdm) ;
  • le ciblage de l’audience belge par des chaînes internationales, notamment MTV, Nickelodeon, Disney Channel, National Geographic (4% pdm), qui relèvent de la compétence d’autres États européens.

 

L’arrivée de TF1 relèverait de ce troisième phénomène, amplifiant considérablement son caractère préjudiciable pour notre marché puisque ces ciblages, aujourd’hui évalués à 4% de parts de marché, connaitraient certainement une augmentation extrêmement sensible.

 

La délocalisation de RTL

Services concernés : RTL TVi, Club RTL, Plug RTL

 

Souligner les risques que fait courir le projet de TF1 en Belgique sur l’écosystème médiatique belge francophone impose de remettre en lumière les activités du groupe RTL dans cet écosystème. En effet, ce groupe audiovisuel cible déjà la Belgique francophone en télévision, domine son marché publicitaire mais contourne plusieurs de ses règles en matière audiovisuelle, en particulier celle de la contribution à la production d’œuvres audiovisuelles ainsi qu’en matière de communications commerciales.

 

Bien qu’il commercialise trois chaînes spécifiquement dédiées au public belge francophone, le groupe RTL considère que ces chaines relèvent de la juridiction d’un autre État membre. Les services RTL-TVi, Club RTL et Plug RTL sont, selon lui, basés au Luxembourg alors que la quasi-totalité du personnel éditorial est actif sur notre territoire. Par ce biais, ces trois services entendent respecter un cadre réglementaire plus souple que celui de la FWB, notamment en matière publicitaire. Si le groupe RTL se considère à juste titre menacé par l’arrivée de TF1 sur le marché belge, force est de constater qu’il pratique lui-même la stratégie du contournement, virtuellement depuis le Grand-Duché, factuellement depuis la Belgique.

 

Un tel contournement est aujourd’hui facilité par le cadre réglementaire européen qui a accompagné le principe du pays d’origine d’un dispositif inadapté de détermination de la compétence de l’État d’origine en question. Alors que les décisions éditoriales effectives des trois chaînes de RTL sont habituellement prises en FWB, que l’essentiel du personnel et la direction sont basés à Bruxelles et que les programmes produits en propre le sont en Belgique, la directive européenne actuelle accorde une grande importance au siège social de l’éditeur désigné au sein du groupe RTL pour définir l’État compétent. En termes de régulation, donc, en appliquant les critères de la directive SMA, les services de RTL Belgium restent attachés à la maison mère de RTL au Luxembourg.

 

Dans le cadre des travaux préparatoires de la révision de la directive SMA, le CSA a publié une série de recommandations pour que les acteurs politiques belges et européens appellent le législateur européen à rendre plus effectif le principe du pays d’origine et les règles établissant la compétence des États. Il s’agit d’accorder plus d’importance au lieu où sont prises réellement les décisions éditoriales ainsi qu’au lieu d’implantation des effectifs d’un fournisseur de médias audiovisuels. À ce stade du processus de révision du texte de la directive, les recommandations n’apparaissent cependant guère audibles dans les enceintes européennes compétentes.   

 

Les décrochages publicitaires

Services concernés : MTV, Nickelodeon, National Geographic, Disney, Eleven.

 

Les grands groupes télévisuels internationaux rationalisent leurs stratégies de distribution en Europe. Ces éditeurs produisent une programmation unique qu’ils déclinent en versions sonores adaptées à chaque bassin linguistique et qu’ils combinent à des décrochages publicitaires locaux.

 

Ces cas de figure ne soulèvent pas les mêmes questions, ni les mêmes modes de résolution que celui de RTL. En effet, le CSA ne conteste pas l’établissement de ces services hors de la FWB. Il rappelle cependant que les ciblages d’audience sont encadrés par la procédure anti-contournement prévue par la directive européenne (art 4) et le décret SMA (art 159). En résumé, il s’agit de trouver une solution mutuellement satisfaisante entre le pays d’origine du service et son pays de destination, afin que les règles plus strictes de ce dernier puissent trouver à s’appliquer. Dans les cas cités, il s’agit essentiellement de faire valoir les règles spécifiques en matière publicitaire ainsi que le principe selon lequel les éditeurs qui perçoivent des revenus publicitaires ou de distribution en FWB réinvestissent un pourcentage de ces recettes en contribution à la production.

 

C’est dans cette catégorie que se placerait TF1 si l’éditeur décidait de mettre en œuvre ces décrochages publicitaires en Belgique francophone.

 

Actuellement, cette catégorie d’éditeurs qui ciblent la Belgique représente 4% de l’audience et du marché publicitaire en Fédération Wallonie-Bruxelles. L’arrivée de TF1 viendrait changer la donne puisque le géant français bénéficie d’une audience de 15,5% en FWB qu’il pourrait monétiser en tout ou en partie.

 

L’objectif poursuivi est de réguler l’ensemble des acteurs d’un marché de la même manière afin de limiter autant que possible les distorsions de concurrence. Le mécanisme de la directive pour entraver ces manœuvres de contournement n’a donné que très peu de résultats en Europe. Pour cette raison, le CSA a également publié des recommandations pour le rendre véritablement opérationnel. Il est en effet indispensable de rendre effective la possibilité pour un État membre spécifiquement ciblé, d’appliquer à tous les services actifs sur son territoire des règles identiques de protection du public et de promotion des contenus. 

 

 

La compétence territoriale : un enjeu d’actualité

 

L’arrivée de TF1 sur le marché belge francophone engendrera inévitablement, par redistribution, une perte de revenus pour les éditeurs belges, avec des répercussions potentielles en termes de baisse des investissements dans la production locale. Une situation qui esquisse un scénario déjà bien à l’œuvre dans certains pays européens : celui du maintien d’un seul éditeur de service public, responsable d’informer le public et de promouvoir la diversité culturelle. Si ce modèle ne semble pas poser de problème sur le plan de la liberté d’expression et du droit à l’information, il s’éloigne du modèle concurrentiel prôné par les instruments de libéralisation des marchés dont a fait partie l’actuelle directive SMA.

 

L’enjeu aujourd’hui est de garantir un véritable pluralisme, voire une identité culturelle, au sein du paysage télévisuel et médiatique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui représente un marché de petite taille, à faible capacité de production, situé dans un espace audiovisuel européen où s’activent des géants de la communication.  

 

Dans cet espace, la révision en cours de la directive européenne est une fenêtre d’opportunité pour faire entendre l’impérieuse nécessité d’améliorer et de clarifier les règles pour rencontrer des objectifs d’intérêt général. C’est en ce sens que le CSA a formulé plusieurs amendements « prêts à l’emploi » au texte de cette directive.

 

Pour faire face aux contournements fondés sur une interprétation abusive des critères de rattachement d’un fournisseur de SMA à un État, le CSA a proposé de préciser – outre le critère déjà amélioré par la Commission du lieu où travaille la majeure partie du personnel – le critère des décisions éditoriales et du lieu où elles sont prises. Il devrait s’agir du lieu où les personnes responsables de ces décisions – tels que le directeur des programmes, le rédacteur en chef – exercent habituellement leurs activités.

 

Concernant les décrochages publicitaires, le CSA a proposé de simplifier les procédures anti-contournement : d’une part en précisant comment les implémenter dans le droit national de chaque État membre ; d’autre part, en supprimant la nécessité de prouver que le service télévisuel s’est volontairement implanté hors du territoire qu’il cible, pour contourner ses règles.   

 

Entre le nord et le sud du pays, une position commune – certes limitée – semble pouvoir se dégager sur un amendement clarifiant le critère du lieu des décisions éditoriales.

 

Lors du Conseil européen des ministres de l’Education et de la Culture du 21 novembre dernier, les différents États membres de l’Union étaient appelés à s’exprimer pour la première fois sur le texte de révision de la directive SMA. Le Luxembourg y a notamment fermement défendu le principe de pays d’origine tout en repoussant toute possible amélioration du système actuel de détermination de l’État compétent. Selon le calendrier pressenti, le même Conseil pourrait se prononcer définitivement sur le texte de révision en juin 2017.

 

En février prochain, le Parlement européen adoptera, pour sa part, un rapport sur la proposition de modification de la directive SMA.

 

Après la définition de la position définitive par le Conseil des Ministres, un dialogue sera ouvert entre le Conseil et le Parlement pour aboutir, avec l’aide de la Commission européenne, à une position commune qui fixera le futur dispositif de la directive SMA.  Le CSA formule l’espoir que, lors des prochaines discussions dans ces enceintes européennes, les intérêts notamment culturels du secteur audiovisuel et des téléspectateurs de la FWB, seront entendus.

 


En résumé 

 

1. Le décret SMA prévoit la possibilité pour le CSA de négocier avec l’État français – ou avec son CSA – dans le but de faire appliquer des règles plus strictes et créer les conditions d’une concurrence loyale sur notre territoire. Ces procédures anti-contournements prévues par le décret et la directive SMA sont cependant difficiles à appliquer, voire peu opérantes, et peu de pays européens concernés ont réussi à les mettre en œuvre.

 

2. Cette marge de négociation intervient dans un contexte fragile, car d'autres éditeurs, pourtant actifs en Belgique, contournent déjà les règles plus strictes en revendiquant les bénéfices d’un établissement et d’une activité éditoriale allégués à l’étranger pour cibler notre territoire. Alors que le CSA dénonce cette situation d’instabilité dans notre paysage depuis longtemps, l’arrivée de TF1 souligne davantage encore les dangers potentiels de ces ciblages.
 

Les solutions:

1. A l'aube de la révision de la directive européenne, le moment est venu pour les négociateurs de défendre une modification du texte actuel de la directive, qui a conduit à tolérer certaines formes de ciblage, notamment en Belgique, et permis à RTL de prétendre relever de la juridiction du Luxembourg, sans que les cours et tribunaux ne se soient jamais prononcés sur les fondements de cette situation.

2. Pour permettre, dans le cas présent, aux régulateurs belge et français de négocier et d’aboutir à des règles plus strictes pour encadrer le décrochage publicitaire (forme de ciblage dont il est question avec TF1), la directive doit être moins contraignante, notamment en ce qui concerne la lourdeur de la procédure et la nécessité de devoir prouver à la Commission qu’un service de télévision contourne intentionnellement le pays qu’il cible.  Le risque que ces procédures n'aboutissent pas est trop important. Il convient donc, dans l'intérêt des pays comme le nôtre, de les simplifier.

La balle est dans le camp des politiques et la situation risque de ne pas évoluer si la parole belge n’est pas entendue au Conseil des ministres et au Parlement européens.

 

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel

 


[1] Une première tentative n’avait pas abouti à la fin des années 80, peu avant que la directive TVSF ne consacre le principe de la libre circulation des services audiovisuels.

[2] En vertu duquel un service déclaré, conformément aux critères de rattachement, auprès d’une instance de régulation européenne, peut être distribué sans restriction sur l’ensemble du territoire européen.

 

 

  

 

 

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